Histoire d’un concept

L’idée selon laquelle un groupe humain peut être exterminé en tant que tel n’est pas apparue à l’époque contemporaine, mais le concept de « génocide » – qui désigne ce phénomène – est quant à lui de facture récente. Forgée par le juriste juif polonais Raphael Lemkin (1900-1959), qui la divulgue dans un livre paru en 1944 aux États-Unis, cette notion est intimement liée à l’histoire européenne des violences extrêmes, de l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman aux massacres perpétrés pendant les guerres d’ex-Yougoslavie en passant par la Shoah. En outre, elle se place au cœur de la justice internationale, à l’élaboration de laquelle les États européens ont œuvré avec vigueur après la Seconde Guerre mondiale. Sa définition fixée en 1948 par l’ONU dans la Convention internationale sur la prévention et la répression du crime de génocide a toujours force de loi dans le droit international, mais présente des limites dont magistrats et chercheurs s’affranchissent de manières différentes.

Plaque commémorative inaugurée à Varsovie (Pologne) au 6 rue Kredytwa – où vivait Raphael Lemkin – en 2008, année du 60e anniversaire de l’adoption par l’ONU de la Convention internationale sur la prévention et la répression du crime de génocide. Source : Wikimedia Commons

Aux origines d’un néologisme

En juin 1921 a lieu à Berlin le procès de Soghomon Tehlirian qui a abattu l’un des principaux responsables du génocide des Arméniens perpétré par le gouvernement Jeunes-Turcs. Alors étudiant en droit à Lwów, un certain Raphael Lemkin s’intéresse de près à cette affaire qui entre en résonance avec les récits de pogroms ayant marqué l’enfance de cette homme né dans la région de Białystok au sein d’une famille juive. Devenu juriste, il est déterminé à combattre l’extermination de groupes humains. C’est dans ce but qu’il soumet en 1933 à un colloque de droit international organisé par la SDN à Madrid un texte défendant l’instauration de règles visant à prohiber la « barbarie » (définie comme la « destruction prématurée de collectivités nationales, raciales, religieuses et sociales ») et le « vandalisme » (défini comme la « destruction d’œuvres artistiques et culturelles, exprimant le génie particulier de ces collectivités »).

Ayant quitté Varsovie en septembre 1939 à l’approche de la Wehrmacht, Lemkin réussit à rejoindre les États-Unis en avril 1941. Il y obtient un poste universitaire et met son expertise au service de l’administration américaine après l’entrée en guerre de son pays d’accueil. Ses fonctions lui donnent accès aux cercles dirigeants qu’il tente de familiariser avec son projet de lutte contre l’annihilation de collectivités humaines. Dans le même temps, il s’attèle à la rédaction d’un livre afin de faire connaître ses idées le plus largement possible.

C’est dans cet ouvrage, publié en novembre 1944 et intitulé Axis Rule in Occupied Europe, que Lemkin invente le terme « génocide », formé à partir du grec « genos » (race, peuple, tribu) et du suffixe « -cide » (du latin « caedere », tuer). Pour lui, le génocide s’entend comme « la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique » visé « en tant qu’entité ». Sa définition est alors extensive : l’extermination physique de masse ne constitue qu’un cas extrême, les génocidaires pouvant aussi mener « différentes actions visant à détruire les fondements essentiels de la vie des groupes nationaux, pour anéantir ces groupes eux-mêmes ».

Du procès de Nuremberg à la Convention de 1948

De ce néologisme, Lemkin entend faire un crime reconnu par la loi internationale. Recruté comme conseiller auprès de Robert Jackson, le procureur en chef pour les États-Unis au procès organisé à Nuremberg pour juger les principaux dignitaires nazis tombés aux mains des Alliés, il n’a de cesse de promouvoir son concept auprès de ses collègues. Ses efforts ne restent pas lettre morte. Si le génocide ne figure pas dans la liste des crimes dressée à l’article 6 du statut du Tribunal militaire international, il est mentionné dans la troisième rubrique de l’acte d’accusation, celle consacrée aux crimes de guerre. Néanmoins, l’incrimination est absente du verdict qui reconnaît la plupart des accusés coupables de « crimes contre la paix », de « crimes de guerre » et/ou de « crimes contre l’humanité ».

Malgré ce revers, Lemkin continue à militer pour que les groupes menacés d’extermination soient protégés par le droit international et pour qu’il soit possible de juger toute personne coupable d’actes génocidaires. Au terme d’une campagne dans laquelle il s’investit grandement et de difficiles négociations entre États, l’ONU adopte à l’unanimité le 9 décembre 1948 une Convention internationale sur la prévention et la répression du crime de génocide (résolution 230). Le texte entre formellement en vigueur le 12 janvier 1951 et est ratifié par les États européens dans les années qui suivent son adoption – c’est le cas de la France (1950), de la Hongrie (1952) ou de la RFA (1954) – ou plusieurs décennies après – en 1970 pour le Royaume-Uni, en 1981 pour le Luxembourg et en 2000 pour la Suisse.

Selon l’article 2 de cette convention, le génocide est « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel » et se matérialise dans différents actes, parmi lesquels le meurtre de membres du groupe visé mais aussi des « atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale » et des entraves imposées à son renouvellement démographique. La définition onusienne se singularise donc par son approche restrictive pour ce qui concerne les groupes ciblés (l’appartenance politique, la classe sociale ou l’orientation sexuelle n’étant pas prises en compte). En outre, deux traits fondamentaux la caractérisent : le groupe victime a été ciblé par ses assassins « en tant que tel » et les actes ont été commis intentionnellement.

Les limites de la définition onusienne

N’ayant pu être appliquée pendant la guerre froide en l’absence de toute juridiction internationale, la convention de 1948 souffre aujourd’hui de ses faiblesses définitionnelles, alors même qu’il existe depuis 1998 une Cour pénale internationale (CPI) habilitée à en faire usage. Certains experts déplorent le fait qu’elle ne prenne pas en compte les groupes définis selon des critères politiques, sociaux ou de genre. Comment par ailleurs définir précisément ce qu’est un « groupe national », « ethnique » ou « racial » ? Quant à la formule « en tout ou en partie », elle peut faire l’objet d’interprétations divergentes selon la définition (quantitative ou qualitative) donnée à la locution adverbiale « en partie ».

Les magistrats peinent cependant à recourir à l’accusation de génocide et lui préfèrent celle de crime contre l’humanité définie dans le statut de Rome (qui institue la CPI) comme un acte « commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ». D’une part, celle-ci couvre un éventail plus large de crimes. D’autre part, elle ne requiert de l’accusation que la démonstration de sévices infligés de manière intentionnelle à des civils, et non à un groupe visé en tant que tel. Or les magistrats savent qu’il est souvent difficile de fournir des preuves tangibles de l’intention génocidaire, tant en raison de la destruction des preuves que de l’emploi par les génocidaires d’un langage codé leur permettant de dissimuler leurs crimes. Enfin, elle garantit des peines aussi sévères que l’accusation de génocide.

Du côté des chercheurs en sciences sociales, les doutes sont aussi de mise face à une notion qui a d’abord été pensée avec une ambition juridique. Entre les défenseurs de l’approche onusienne et ceux qui refusent d’utiliser le terme de génocide dans leurs travaux, certains tiennent une tierce position. Jugeant nécessaire de s’affranchir d’une définition trop normative qui souffre de son caractère à la fois trop extensif – les atteintes prises en compte par l’ONU ne se limitent pas à l’élimination physique, sans inclure néanmoins les actes visant à détruire l’identité et la culture d’un groupe – et trop restrictif – pour ce qui concerne la désignation des groupes visés –, ils lui substituent des approches alternatives. L’historien et politologue Jacques Sémelin part ainsi de la notion de « massacre » comme « terme minimal de référence » pour se demander « quand et dans quelles circonstances un massacre devient un génocide », celui-ci constituant à ses yeux « ce processus particulier de la destruction des civils qui vise l’éradication totale d’une collectivité dont les critères sont définis par son persécuteur ». C’est là une définition possible, parmi d’autres, d’un phénomène qui constitue l’une des pierres angulaires de la mémoire des Européens et de leur conception du droit international.